Eric et Lila sont ASH.
A 12H00, ils ont pour mission d’optimiser le temps du repas… des quatre-vingt résidents.
Eric est nouveau. Lila, elle, est là depuis 2 ans et a suivi une formation.
A la table 4, l’agitation commence.
Mme Y s’indigne : « Oh, j’en ai marre que cette dame mange avec les mains et bave… C’est répugnant »
Eric pense « Ouah…ils ne se font pas de cadeaux… ». Il est choqué.
Il ne pensait pas trouver de tels comportements chez les personnes âgées.
« Tu dois penser qu’ils ne sont pas faciles, n’est-ce pas ? » sourit Lila en voyant le visage d’Eric se décomposer.
« Quand même, elle pourrait compatir, sa voisine n’arrive plus à manger comme il faut… »
« Cela te met en colère toi aussi, un peu ? » lui dit alors Lila.
« Ben, oui, quand même… »
« Voilà, lui dit Lila, c’est le point numéro 1. Sa phrase de reproche te met en colère. Tu la juges comme une personne acariâtre et tu as envie de lui dire spontanément : Soyez plus compatissante, elle ne le fait pas exprès, n’est-ce pas ? »
« Euh, oui, un peu » Eric est gêné. Il sent que ce n’est pas la bonne attitude…mais il ne comprend pas pourquoi.
« Cela s’appelle le syndrome du chevalier blanc : une remarque d’un résident vers un autre te pousse à voler à son secours… » rétorque Lila, toujours cool.
« Tu réagis sous le coup de l’indignation, sans analyser ce qui se passe réellement… »
« OK » dit Eric. « C’est vrai il ne faut pas juger… »
« Là encore, tu fais fausse route » lui dit Lila. « C’est impossible de ne pas juger…Nous sommes fabriqués comme cela…et dans beaucoup de cas, cela nous aide… Juger est une étape nécessaire : elle doit nous conduire à l’analyse… »
Eric ne dit rien.
Il commence à retourner sa colère contre moi, pense Lila.
Il est temps de lui expliquer.
« Quand une personne est en colère, c’est quasiment toujours parce qu’elle a peur… De quoi, pourrait avoir peur Mme Y ? »
« Je ne sais pas » dit Eric, « d’être tachée et puis ce n’est pas une situation agréable… »
« Probablement, » répond Lila, « mais aussi peut-être de ne plus être capable, un jour, de manger en toute autonomie…non ? »
« Et c’est pour cela qu’elle en voudrait à sa voisine ? »
Ça y est Eric voyait une autre perspective.
« Peut-être » dit Lila. « Ce qui est sûr, c’est que tu es passé de la colère à l’analyse…En fait nous ne savons pas ce qui se passe en elle mais nous savons l’essentiel : sa colère nous dit qu’elle a peur et que cette peur est un réservoir sans fin. Plus l’on avance en âge et plus l’autonomie se réduit et plus l’on est effrayé… »
« OK » dit Eric, « donc, en fait, on ne sait pas vraiment…On avance dans le brouillard… »
« Oui, c’est toujours comme cela : nous invoquons d’abord le chevalier blanc, puis cousin Sigmund pour l’analyse et ensuite notre Socrate intime… » sourit Lila.
« Notre Socrate intime ? » Eric était estomaqué une nouvelle fois.
« Oui, c’est celui qui va nous permettre de régler la situation. Car pour l’instant, tout ce que nous savons c’est que nous ne savons pas vraiment. Mais c’était important de le faire… »
« Ah, et qu’est-ce qu’il dirait ton Socrate intime, dans ce cas ? » dit alors Eric.
« Eh bien, fidèle à son habitude, il questionnerait Mme Y sur ce qu’elle ressent…
Par exemple, il pourrait lui dire : Cette situation vous met en colère, n’est-ce pas ? »
« Ah » dit Eric, « mais elle va dire oui… »
« Bien sûr » dit Lila, « elle va dire oui et rajouter des trucs pour confirmer.
On la laissera terminer… Couper une personne en colère, c’est la rendre sourde…»
« Et ensuite ? » Eric commençait à être accroché.
« Ensuite, nous pourrons évoquer sa résilience, non ?
Par exemple lui dire : Je comprends votre indignation. Pensez-vous que vous pourrez tenir le coup jusqu’à la fin du repas dans cette situation ? »
« Mais » dit Eric, « on ne peut pas la changer de place, ou aider sa voisine ? »
« Non, Eric », il y a quatre-vingt résidents et nous sommes deux. Il nous faudrait
cent soixante bras… »
« Donc » rajouta Eric « ce qu’il faut changer c’est la perception de Mme Y, l’amener à se trouver dans une situation valorisante, être capable de lui faire supporter cette contrariété… »
« Voilà » dit Lila « et qu’est-ce qui pourrait être valorisant ? »
« Eh bien ses bonnes manières à table, non ? » répond Eric
« Voilà, alors maintenant que lui dirais-tu ? »
« En fait après le repas, je lui dirais que je comprends car elle fait beaucoup d’efforts pendant le repas et qu’elle souhaiterait qu’il en soit de même pour tous…et que pour elle c’est un effort supplémentaire de se retrouver avec des voisins de table en difficulté…et que je la remercie d’avoir su s’y adapter… »
« Oui, et en y réfléchissant … » sussura Lila pour qu’il continue de développer.
« Ah oui, en fait je devrais anticiper sur ces événements quotidiens et en parler individuellement avant…un peu comme un manager avec ses collaborateurs, non ? »
« Absolument » dit Lila « ce sont toujours les mêmes problèmes qui reviennent, des problèmes d’adaptation à un contexte. Nous sommes là pour élargir « leur vision contextuelle»…
« Ouaahh.. » dit Eric « élargir leur vision contextuelle… »
« On peut le dire autrement : les amener à faire des efforts et valoriser ces efforts. C’est le vrai sens de l’autonomie…Etre autonome ce n’est pas forcément pouvoir manger tout seul, c’est surtout savoir faire face à des situations de frustration et dieu sait si il y en a dans un espace collectif… »
« Donc en fait, on donne du sens à leur présence dans l’EHPAD et on les conduit à adopter des savoir-faire indispensables pour faire de leur séjour une nouvelle étape importante de leur vie… » dit alors Eric.
« Ouaahh.. » dit Lila, « le philosophe sort de sa coquille…mais tu as raison, une vie sans efforts est une vie inutile. Nous y perdrions notre âme et notre force si nous passions notre temps à les aider sans qu’ils ne demandent rien. Nous deviendrions froids, cyniques, détachés et nous penserions que plus on les aide et plus ils sont capricieux… »
« Ah oui, quand même…Mais alors pourquoi tout le monde n’agit pas de cette façon ? » demande Eric.
« Parce que ce sont deux sortes de peurs qui se contrecarrent : chez les équipes la peur de ne pas être à la hauteur, de décevoir, d’être impuissant et chez les résidents la peur d’une lente mais sûre dégradation de leur état. Ils se recroquevillent mentalement si l’on passe notre temps à les cocooner… »
« Ah oui, » dit Eric, « Et finalement peu importe, ce qui compte c’est ce que nous, nous faisons, n’est-ce pas ? »
« Excellente conclusion » réplique Lila. « Dès lors que nous connaissons leurs peurs et les nôtres, cela devient plus aisé… »
COMMENTAIRES
Ce dialogue vise à faire saisir une philosophie plus générale de la vie en « communauté géronto ».
Non le travail en secteur médico-social n’est pas « vide de sens », non il ne se résume pas à slalomer toujours entre les résidents avec l’obsession du chrono.
Cette vie des acteurs géronto se fonde sur des principes simples : on ressent, on analyse et on questionne. Pas plus, pas moins.
On évitera les « pourquoi » (qui accroissent les conflits) et les « c’est bien » (sinon le cadre ou le directeur vont vous tuer …)
Il n’est probablement pas plus de 20 à 30 situations conflictuelles récurrentes en EHPAD.
Les équipes peuvent les manager, chaque jour, en anticipant souvent et en réagissant avec pertinence pendant ou après.
Un petit cahier de « questions communes » pourrait se partager au sein des équipes.
Il s’enrichirait au jour le jour. La créativité bien orientée des équipes peut faire des miracles et fera la différence.
Chacun pourrait formuler à sa manière.
Le principe serait identique à celui de la pub : elle ne vise pas seulement à vendre mais aussi à pérenniser. Dès que l’on arrête, on perd des parts de marché …
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