« Bonjour docteur »… « Bonjour Michel, alors comment s’est passée cette session d’art-thérapie ? » « Horrible docteur, horrible… » « Comment cela ?... » « Ah je sens bien que ma pathologie évolue : mon obsession c’était la quantité de peinture et les métaux lourds contenus dans chaque tube… » « Aie » pensa le Doc. « Je me suis planté… »
Michel était atteint d’un mal du siècle : la quantophrénie, autrement dit l’obsession de la mesure. Il mesurait, normait, étiquetait tout. Pour ne rien arranger, il était qualiticien à l’hôpital. Chaque journée de travail amplifiait son mal…
Ses supérieurs en étaient ravis. Les indicateurs de qualités étaient d’une sophistication sans égale. Les équipes passaient leur temps à noter, valsaient d’un indicateur à l’autre. Les graphiques, les comptes-rendus, les synthèses pleuvaient jour après jour. C’était nécessaire, indispensable, pensait Michel. La lisibilité de notre activité est essentielle.
Le délégué syndical, Albert, ne riait plus. « On ne produit pas de qualité, on passe son temps à la mesurer. Déjà que l’on ne voyait pas beaucoup nos patients, désormais ce sont nos ennemis. Ils s’opposent à la qualité totale… » Il était furieux. Il avait insisté pour que Michel consulte.
« Plus tu veux gagner du temps, moins tu en as… tu ne l’as pas encore compris ? » Mais Michel n’y arrivait pas. Comme tous les obsessionnels, il retournait bien vite à ses statistiques.
Albert n’était pas un révolutionnaire, loin de là. Mais il sentait le mal arriver. L’obsession de la gestion détruisait tout : les compétences, les solidarités, l’envie de bien faire…
Les gens traînaient dans l’hôpital, tels des zombies, visage défait, cœur en déroute. Un tiers de l’effectif était atteint dont 20% en arrêt maladie. Et Michel quantifiait.
Il ne servait pas la qualité, il la détruisait. Tout le monde trichait, écrivait des codes, des retours inventés de toutes pièces pour faire plaisir à la direction. Tout le monde restait poli : ils disaient simplement ne plus comprendre le sens de leur travail… Mais ils le comprenaient très bien : productivité par agent et par semaine pour les uns, rentabilité quotidienne pour les autres, ils le savaient : le but de leur travail c’était de produire le plus possible à moyens constants et de se soumettre à des impératifs de gestion.
Ils étaient devenus des « machines » des « ressources humaines », comme l’on dit.
Avant, pensa Albert, l’entreprise était une ressource pour les hommes. Désormais c’est le contraire.
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Le doc était rêveur : que faire pour Michel ?
Une idée s’imposa à lui : combattre le mal par le mal. Après tout ?
« Peut-être pourrions-nous essayer au contraire de normer les normes, non ? » dit-il. Michel le regarda stupéfait. Voilà plus d’1 mois qu’il consultait pour se débarrasser de son obsession et doc lui proposait de créer de nouveaux indicateurs qualités…
« Oui, Michel, vous pourriez mesurer la qualité de votre démarche qualité et puis ensuite étudier comment améliorer la qualité de la qualité de cette démarche, non ? »
Michel était stupéfait. Pourquoi n’y avait-il pas pensé. Mais oui, mesurer la qualité était trivial. Il fallait mesurer la qualité de la qualité, ça c’était une excellente idée.
« Génial, Doc. Je vais soumettre un projet à la direction… »
« Attention Michel, c’est quelque chose de nouveau : prenez le temps de bien en mesurer les contours, d’en soupeser tous les aspects… »
Michel était ravi. Finalement la qualité ce n’était pas si important : avec quelques outils il fallait améliorer certaines pratiques que l’on jugeait améliorables. Non, ce qui comptait, c’était la qualité de la qualité. Il fallait simplifier tout cela, les gens passaient trop de temps à mesurer et pas assez auprès des patients. C’était idiot. Ils perdaient un temps fou à mesurer des trucs… Comment pouvaient-il être aussi stupides ?
Enfin, l’essentiel était là. Grâce à lui, on allait enfin en finir avec toute cette paperasserie….
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