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Carré M

(de Magali FRANCOIS, sélection "coups de cœur" du concours de nouvelles pour la fête des grands-mères 2023)


Monsieur Mirdalba sortit du bâtiment et tourna à droite. Comme à son habitude, il portait un pantalon sombre, un polo, de confortables bottines noires et une veste en laine fermée par de gros boutons. Il était rasé de près et parfumé. Seul son regard semblait éteint, comme vide. On aurait dit qu’il marchait hors du monde, perdu dans une bulle hermétique, sa bulle.


La fleuriste, au coin du boulevard de Riquier, avait pris l’habitude de l’apercevoir chaque après-midi alors qu’elle fleurissait le trottoir. Quelques pâtés de maison plus loin, la boulangère pouvait à son tour l’observer, marchant d’un pas encore alerte, quel que soit le temps. Nul besoin de regarder l’heure, il passait immuablement devant la boutique à 15 heures 30. Lui, il ne les voyait plus. Plus depuis ce maudit jour de novembre, il y avait déjà deux ans. Deux ans qu’il continuait de vieillir seul.


Monsieur Mirdalba longeait ainsi les mêmes façades et les mêmes devantures jour après jour. Il marchait d’un pas décidé jusqu’à l’arrêt de l’autobus numéro vingt. Il grimpait dans celui de quinze heures quarante, s’asseyait derrière le chauffeur et descendait au terminus. Parfois, de jeunes retraitées adressaient à cet octogénaire discret un sourire engageant qu’il semblait ne pas remarquer. Il gardait le regard perdu vers des horizons lointains et inconnus, comme coupé du monde.


Monsieur Mirdalba n’avait jamais aimé bavarder de tout et de rien. Il parlait peu, excepté lorsqu’il s’agissait de raconter sa ville et son histoire, et jamais pour ne rien dire. Il ne participait jamais aux animations proposées par les différents intervenants de l’EHPAD et son mutisme avait même découragé les plus motivés. Monsieur Mirdalba avait toujours eu la réputation d’être une personne taciturne. Il ne demandait jamais rien et pouvait rester des journées entières dans son fauteuil à attendre le lendemain. Sans parler. Sans bouger. Sans manger même, si l’on oubliait de venir le chercher. Monsieur Mirdalba aimait solitude et tranquillité. Il les avait toujours appréciés. Il passait de longs après-midi, dans son fauteuil, à regarder tricoter celle qu’il avait toujours aimée et qu’il adorait plus que tout.

Ainsi, dans l’autobus numéro vingt, il ne voyait personne et, impassible, ne bougeait pas jusqu’au terme de son voyage, arrêt Sainte Marguerite, à l’autre bout de la ville. Parfois, le chauffeur habitué à ce passager régulier était obligé de lui rappeler de descendre.


Cet après-midi-là, comme à l’accoutumée, Monsieur Mirdalba prit à droite en quittant l’autobus, marcha jusqu’au passage protégé et attendit patiemment que le feu devienne vert. Une fois de l’autre côté de la chaussée, il alla jusqu’à l’étal du fleuriste installé devant les imposantes grilles. Il choisit un cyclamen rouge et tendit son portefeuille. La commerçante avait elle aussi l’habitude de ce client ponctuel et poli, au regard triste, qui achetait un cyclamen rouge chaque après-midi. Elle prit un billet de cinq euros et lui rendit le portefeuille dans un sourire jovial.


Monsieur Mirdalba, serrant le cyclamen contre sa poitrine, franchit les grilles qui s’ouvraient face à lui. Il ne jeta pas un regard vers la mer que l’on apercevait scintiller à l’horizon. A la manière d’un automate, il laissa derrière lui les deux premières allées, tourna à gauche dans la troisième, puis deux fois à droite et s’arrêta devant un véritable parterre de fleurs. Il était enfin arrivé : carré M, numéro 801111. Ses pas l’avaient guidé une fois encore au bon endroit. Ils étaient plus fiables que sa mémoire.


Au milieu des pots de cyclamens rouges déjà nombreux qui recouvraient la pierre tombale grise, Monsieur Mirdalba observait une photographie en noir et blanc. Sur l’épitaphe était gravée l’inscription : « Thérèse Mirdalba née Compagna. 1915-2004 ».

Si un visiteur intrigué par tant de fleurs avait demandé à Monsieur Mirdalba qui était Thérèse Mirdalba née Compagna, il aurait été bien en peine de lui répondre. Les souvenirs avaient déserté sa mémoire.


Il ne se rappelait plus l’appartement de la rue Arson ; ni du repas surprise pour leurs 50 ans de mariage, le visage de la quarantaine de convives, famille et amis confondus. Oubliés les mois de galère à Marseille dans les années 40, pendant la guerre. Enfoui le souvenir de ses chères montagnes surplombant la mer, arpentées pendant sa mobilisation et dont il connaissait pourtant par cœur le nom et l’histoire. Effacés les promenades sur le port avec sa petite fille et les gâteaux qu’elle lui confectionnait pour satisfaire sa gourmandise. Gommée la complicité avec sa femme lorsqu’ils cuisinaient ensemble les gnocchis : elle à la préparation de la pâte et à la cuisson, lui à la mise en forme à l’aide d’une petite planche striée en bois.


Egarés les rires et les larmes, les visages aimés, les jours heureux et les heures sombres. Parfois, quelques résurgences titillaient son esprit embrumé mais impossible de les rattacher à des images précises, à une voix, à un regard ou un sourire furtif. Il n’essayait plus depuis longtemps. Il ne savait pas qu’il ne savait plus. Sa mémoire s’était peu à peu vidée. Il avait laissé s’envoler ses souvenirs sans chercher à les retenir. De toute façon, ils n’auraient pas eu de saveur sans elle à ses côtés pour les partager. Sans en avoir conscience, son unique raison de s’accrocher à la vie restait ses escapades de l’après-midi. Monsieur Mirdalba ne dérogeait jamais à son rituel quels que soient le temps et les saisons. Même s’il ignorait pourquoi, il ne pouvait se résoudre à abandonner son cérémonial. Ces visites au cimetière occupaient son temps qui, sans cela, lui aurait paru encore plus inutile.

Cependant, ni le nom gravé sur la pierre tombale, ni la photographie n’évoquaient pour lui le moindre souvenir. Il savait simplement que cette dame aimait les cyclamens rouges et que penser à elle le rendait toujours triste. Son cœur meurtri se moquait bien de son cerveau embrumé à la mémoire défaillante.


Monsieur Mirdalba cala le nouveau pot de fleur au milieu des autres et fit demi-tour. L’autobus numéro vingt attendait à son arrêt habituel. Monsieur Mirdalba monta et s’assit sur le siège qu’il avait abandonné une demi-heure auparavant.


Une quarantaine de minutes plus tard, il passa de nouveau devant la boulangerie et la fleuriste du boulevard de Riquier lui adressa un petit signe de la main. Il ne le remarqua pas. Comme il ne remarquait pas les personnes autour de lui.


Sans le savoir, Monsieur Mirdalba serait à l’heure pour le dîner, servi à dix-huit heures précises, même si cela faisait longtemps qu’il n’avait plus faim.

Il regagna la rue Smolett et entra dans le bâtiment qu’il avait quitté quelques heures plus tôt. Il ne prêta aucune attention aux résidents assis en rangs d’oignons dans le hall et qui tendaient leurs mains vers lui. Il emprunta le long couloir sur sa droite, monta dans l’ascenseur, descendit au troisième étage, tourna à droite et entra dans la chambre numéro trente deux.

Sur la table de nuit, un couple de mariés heureux souriait sur une photographie jaunie. Monsieur Emilien Mirdalba avait épousé Mademoiselle Thérèse Compagna le six juin mille neuf cent trente six.

Soixante huit ans d’amour plus tard, toujours main dans la main malgré les années et les épreuves de la vie, elle l’avait quitté un triste matin de novembre, lui occasionnant du chagrin pour la première fois.


Depuis ce jour, Monsieur Mirdalba perdait doucement les images de leur vie mais restait fidèle à leur serment d’amour.

Ainsi, ni les règles de la maison de retraite, ni cette maladie d’Alzheimer qui rongeait insidieusement sa mémoire et ses souvenirs, ne l’empêchaient de se rendre fidèlement chaque après-midi, quel que soit le temps, sur la tombe de celle qui avait illuminé sa vie en lui offrant soixante huit années de bonheur.

Celle dont il avait même oublié le souvenir mais qu’il continuait de chérir. Comme une ultime preuve d’amour au-delà de la mort.


A mon grand-père. A ma grand-mère.

A leur vieillesse douce et heureuse qui m’a accompagnée et guidée vers l’âge adulte.


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