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Directeur d’hôpital sur le divan

Dernière mise à jour : 16 juil. 2021

« Chaque année je me dis que l’année suivante sera meilleure et chaque année suivante je suis déçu… » Installé sur le divan rouge du Dr F., Albin laissait les phrases sortir à la volée.

Il avait plus de vingt ans d’ancienneté comme directeur d’hôpital. Une grande partie de ses collègues avaient migré dans le privé. On les avait prévenus : Rennes c’est formidable mais il ne faudrait pas en partir…

« J’en ai vu passer, des réformes toutes censées nous amener performance et bien-être. Résultat, la plupart des équipes cumulent plus de 15% d’absentéisme, ce qui mécaniquement gonfle la masse salariale et creuse le déficit… »

« Oui… » dit le Dr F.

« La semaine dernière, je sortais de réunion et traversais une allée marchande, j’y ai croisé deux collaboratrices en arrêt-maladie qui souriaient à pleine dents. J’ai eu envie de les prendre par le collet et les ramener à l’hôpital… »

« C’est leur présence ou leur sourire qui vous a mis en colère ? » dit benoîtement Dr F.

« Je ne sais, probablement les deux… »

« Vous savez aussi qu’elles ne sont pas à l’origine de votre colère, n’est-ce pas ? »

« Oui, je sais bien. En arrêt maladie on a aussi le droit de sortir et je devrais me féliciter qu’elles semblent plutôt en forme…Mais je n’y arrive plus. Je deviens froid, colérique, nerveux… J’en arrive à prier pour qu’elles aient un contrôle sécu…et qu’on me les renvoie…C’est idiot, non ? »

« Non, ce n’est pas idiot. Vous vous sentez responsable de l’absentéisme et vous transférez la faute, n’est-ce pas ? » dit en souriant le Dr F.

Ils sont assommants ces Psy avec leur transfert. Il va bientôt me dire que c’est mon problème…pensa-t-il.

« Oui, probablement, je devrais prendre les choses d’une meilleure manière… » dit alors Albin.

« Et comment devriez-vous les prendre ? » demanda le Dr F.

Une pensée idiote arriva : tiens, moi aussi je me mets en arrêt et j’invite les syndicats à jouer une partie de pétanque… ; cela le fit sourire. Ça y était le stress commençait à filer.

« Avec plus d’humanité, certainement. J’ai déjà des malades plein l’hôpital… »

« Vous voulez dire plus d’humanité avec vous-même ? » demanda Dr F.

« Oui, certainement. Je prends tout cela comme une offense et en fait, je contamine peut-être mon entourage… » dit Albin.

« N’exagérons rien, » lui dit Dr F. « Ce n’est pas votre faute s’il pleut, non ? »

Albin se redressa : « Donc vous me dites de télécharger l’appli coolitude ? Et vous pensez que ce sera suffisant ? »

« Non, vous serez simplement plus serein… » répondit le Dr F.

« Et cela m’aidera à prendre de meilleures décisions ? Par exemple, si je croisais une personne en arrêt dans la rue et qui à l’air heureuse, je devrais la saluer et lui dire que je suis heureux qu’elle semble en forme ? » dit alors Albin.

« Je pense que prendre de ses nouvelles serait suffisant. Un peu trop d’enthousiasme pourrait apparaître comme de la manipulation. N’oubliez pas : dans ces situations, vos collaborateurs se sentent aussi coupables … » répondit Dr F.

Finalement, il mérite bien ses honoraires, pensa Albin. Cela le fit sourire intérieurement à nouveau.

« Et concernant la GHT, plus j’essaie de convaincre certains partenaires, notamment les établissements psychiatriques, plus ils me rejettent… » poursuivit Albin.

« Oui, les réformes menacent les libertés et l’autonomie…C’est un sentiment fort… » répondit Dr F.

« Donc une argumentation rationnelle n’est pas suffisante ? » Au moment où il le dit, Albin connaissait déjà la réponse.

« Vous le saviez déjà, à vous de l’accepter…. » Psy d’un jour, psy toujours, se surprit à penser Dr F. Il avait lui aussi recours à l’humour intérieur et tentait de créer des situations le permettant, pour lui et pour ses clients. Il n’entendait pas grand-chose aux questions d’organisation ni aux changements législatifs. En revanche il connaissait les hommes qui les portent ou les subissent…

« Donc ma responsabilité la plus grande est d’être mentalement à la hauteur des difficultés et plus elles sont grandes plus je dois être exemplaire vis-à-vis de moi-même, c’est cela ? »

Albin n’attendait plus de réponse. C’est important pour un dirigeant de pouvoir faire un tour d’horizon sur ces sujets, pensa-t-il. Rien n’est réglé mais je vais probablement penser les choses différemment… Cela me permettra d’éviter de croire que je ne suis pas à la hauteur quand je vais à l’ARS ou d’attribuer des « péchés » aux collaborateurs qui souffrent. Ce que j’ai à leur offrir, je le sais désormais : c’est le meilleur de moi-même. Et c’est bien plus que des CNR…

Telle fut sa conclusion.

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