Le diagnostic m’a surpris… A 72 ans, je trouve que c’est un peu tôt.
J’avais un peu sous-estimé ces petits oublis de nommer des objets du quotidien.
C’est si énervant de ne pas trouver ses mots… On se sent fragile, impuissant, la machine n’obéit plus au quart de tour.
Vous êtes encore éloquent, surprenez, séduisez et d’un coup, d’un seul, un misérable mot vous échappe. Un mot de rien du tout, une absence qui fait s’effondrer l’édifice.
Et puis surtout vous bloquez, vous ne cherchez pas une métaphore comme vous l’eussiez fait auparavant. Le véritable symptôme est là, dans cette absence de réaction, de combativité.
Vous êtes suspendu dans le vide d’un mot et cela vous stupéfie.
Pourtant vos raisonnements internes sont toujours cohérents, vos analyses sont pertinentes, vous le savez car vous retrouvez souvent certaines de vos idées dans la presse.
Depuis 10 ans, vous avez fait des efforts considérables… L’abandon de 50 ans de mauvaises habitudes qui étaient autant de plaisir sacrés.
Cela ne vous a jamais apporté un seul instant de plaisir : chaque jour le manque était là. Je hais la salade, je hais les légumes verts, je hais l’eau minérale, je hais la viande blanche sans sauce ni crème et ce, depuis 10 ans…
Les promenades en montagne, ça, j’adore. C’est déjà ça.
Je hais mon médecin et je hais le destin. Chaque jour qui passe, entendez-moi bien, chaque jour, je rêve de ris de veau, de Nuits-Saint-Georges, en quantité suffisantes, bien sûr. J’ai l’appétit de Depardieu, pas celui de ma nutritionniste, à la peau translucide.
L’évolution sera rapide, cela aussi c’est sûr. Il faut donc que je prenne des mesures. Je n’avertirai les enfants qu’après. Je redoute leur silence autant que leur vacarme.
Le châtiment est à la hauteur : ma seule fierté, ma seule source de plaisir, mes journées solitaires à soliloquer, digresser quasiment à chaque instant.
Cela a commencé très trop, je ne sais même plus quand. Les professeurs pensaient que j’étais rêveur et peu motivé par leurs propositions.
Mon esprit cherchait constamment à se faire une opinion du monde.
Je soliloquais en permanence, dès que je le pouvais.
Cela commençait au réveil et s’achevait tard par le sommeil.
Il va falloir renoncer à tout ce qui a fait ma vie. Ne plus parler, ne plus être compris n’est pas si grave.
- Aurai-je les mêmes plaisirs d’aller d’incohérences en incohérences ?
- Non, m’a dit le neurologue, ce qui se passe à l’extérieur, se passera à l’intérieur… Il faut vous préparer à voir en vous, il faut vous préparer à voir de beaux paysages. Entraînez-vous : prenez des écouteurs et absentez-vous en musique. Ces tressaillements là, vous les aurez toujours. Ces voix de cristal vous maintiendront en ataraxie, ces symphonies vous construiront une self- béatitude. Vous devez préparer votre esprit à partir à la retraite, ne pas vous effilocher dans des sentiments inutiles comme la peur, la colère, l’effroi ou la tristesse qui font de la vie des malades et de leurs proches un long calvaire. Ce sera, je vous l’assure, un moment unique : une retraite dorée de l’esprit, des vacances éternelles sans troubles, sans contraintes.
Je commençai à comprendre. Le neurologue offre de meilleures perspectives que le nutritionniste.
Je lui demandai alors :
- Oui, mais quid des sollicitations du monde extérieur ?
- Toujours la même réponse : aucun mot et un demi-sourire bienveillant dans toutes les circonstances. Offrez une indifférence polie et aimable. C’est le prix de votre paix intérieure, me répondit-il.
Il rajouta :
- Il serait préférable que vous y prépariez pendant au moins une semaine. Ensuite je vous trouverai un endroit adapté, si vous vous sentez prêt. L’on ne viendra pas, à tout bout de champ, interrompre votre rêverie pour vous proposer des activités...
J’avais confiance en lui. Je devais me préparer.
Sur le chemin de retour, je cessai de penser. Je fixais mon attention sur le siège avant du taxi.
Mes mots s’étaient transformés en images et ce n’était pas si mal.
Peut-être, pour se préparer à cette maladie du siècle, faut-il avant tout tourner le dos à ses désirs, se focaliser sur un essentiel qui sera toujours accessible ?
Quand il n’y a plus de désirs, plus de frustrations, plus de révoltes, alors l’esprit doit pouvoir jouir d’une paix éternelle…
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