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Une vie réussie ?

Dernière mise à jour : 4 sept. 2023

"Je suis née en 1921, peu après la fin de la grande guerre. Je fus le huitième enfant et la dernière. Élevée par une ribambelle de frères et sœurs, malgré une vie rude nous avions quasiment chaque jour notre soupe et une tranche de pain.

Le père, phtisique, marmonnait dans son fauteuil. Son tabac et son vin lui suffisaient. La mère trimait en ronchonnant, du soir au matin et du matin au soir. Il ne se passait guère plus d’une minute sans qu’elle ne se plaigne à tout propos.

Personne n’y prêtait attention : elle était comme cela, c’est tout.

Nous pensions alors, en France, que la ligne Maginot nous protégerait. Le Maréchal Pétain était ministre de la guerre : rien ne pouvait nous arriver…

Et puis c’est arrivé : 1940 a marqué la fin de ma jeunesse, le glas de mes illusions. Ma vie serait comme celle de ma mère, comme celle de ma grand-mère, avec ces boches qui revenaient éternellement voler notre pain et nos corps.

J’étais déjà très vieille à la libération et n’attendais plus rien de la vie.

Tout ce temps a passé si vite : nous avons fait la paix avec les boches et les guerres se sont éloignées. Le progrès ne m’a pas rendu heureuse.

Je ne me sentais utile, comme ma mère, qu’en lavant, frottant, astiquant. J’étais une machine à travailler, à produire du propre, à éplucher, couper, cuire…Je ne pensais pas…Je savais qu’il ne faut rien attendre de la vie.

J’ai mis en garde mes enfants contre les tentations du bonheur, de la vie facile, des ornières du progrès. Une vie sans labeur, une vie sans souffrances n’est pas une vie.

Ils ne me l’auront jamais pardonné. Cela fait bien trente ou quarante ans que je ne les ai plus vus. Ils ne me manquent pas.

On fait aujourd’hui beaucoup pour les vieux, beaucoup plus que de mon temps. On nous lave, on nous astique, on nous nourrit et on nous propose même des jeux...

Je n'avais jamais été aussi bien traitée. »


Ludovic, le Directeur de l’EHPAD reposa la lettre sur son bureau. Cette missive de la défunte contredisait point par point le discours général qui avait envahi tous les établissements. Difficile d’aller contre l’opinion générale : l’indignation balaie tout sur son passage… Il avait vécu à l’étranger, il savait bien à quel point la France était généreuse avec ses vieux. L’on était passé d’une faiblesse de moyen à des accusations de crimes contre le grand âge dans cette France coutumière des propos excessifs.

Finalement, l’aspect le plus difficile du métier de directeur était d’affronter cette mythologie et, il le savait, cela ne finirait jamais…

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