« Je n’en peux plus, on court tout le temps après le planning, il y a toujours des absents, on a jamais le temps de parler aux résidents… » Les mots se bousculaient dans la bouche d’Anne…
10 ans qu’elle était AS dans cet EHPAD. Elle avait l’impression que c’était de pire en pire, que la direction les « pressait comme des citrons », qu’elle était au-delà de ses limites.
Le médecin du travail l’avait envoyé chez cette psy. « Elle saura vous aider… »
La psy la fixait en silence. Elle ne manifestait pas cette compassion, cette solidarité qu’elle trouvait chez tout le monde.
« Vous avez l’impression de faire plus de travail aujourd’hui qu’avant, c’est cela ? » dit la psy.
« Ce n’est pas une impression : on court du soir au matin… »
« Vous ne devez pas voir passer les journées, non ? » demanda la psy.
Mais de quel côté était-elle pensa Anne, du côté de la direction ? On allait encore lui dire qu’elle se plaignait pour rien, ou qu’elle était mal organisée ?
« Les plannings changent chaque jour, on arrive avec une boule au ventre…la plupart des collègues n’arrivent plus à dormir… »
« Et vous ? »
« Ça dépend… souvent je refais mes journées le soir et j’ai l’angoisse du lendemain… »
« Qu’est-ce qui vous gêne le plus, que le planning change souvent ou que la charge soit lourde ? »
Elle avait parlé d’une voix plus douce. Anne commença à se détendre.
« Je crois que c’est les plannings : ils sont prêts 2 mois à l’avance et finalement, ils ne sont pas tenus. Du coup on est obligé de changer nos horaires et ça complique avec les enfants. »
« Donc ce qui vous gêne le plus, c’est que vous avez un peu l’impression que l’on vous utilise comme un robot et que l’on ne tient compte que du planning et pas de vous, c’est cela ? »
« Oui, c’est horrible de pas savoir comment va se dérouler la journée… »
« C’est vrai, » dit la Psy « mais ce qui vous révolte le plus c’est que vous avez l’impression de n’être qu’un pion au service d’une organisation qui ne songe qu’à ses objectifs de gestion, non ? » « Ah, oui, on nous prend pour des bouche-trous…Dans le fond, c’est ça, on a tous l’impression que l’on doit trimer comme des malades… »
« Donc vous diriez que c’est le manque d’humanité de l’organisation qui vous affecte le plus ? »
« Oui, on n’est pas reconnus, dans nos efforts, dans nos disponibilités, dans nos courses contre la montre… »
« Et je suppose que tous vos collègues pensent comme vous ? »
« Ah, ça oui…aux pauses, on ne parle que de cela… »
« Et, en dehors des pauses, vous avez des moments moins stressants ? »
« Oui, tous les mois on a 30 mn de relaxation dans le Snoezelen…Mais enfin la pression revient dès que c’est fini… »
La Psy réfléchissait. Elle voyait de plus en plus de soignants « au bout du rouleau » : gériatrie, psychiatrie, urgences, chaque jour apportait à chacun son lot de frustrations…La relation d’aide devenait une malédiction, on n’échangeait que souffrance et amertume.
Le sens du travail devait être reconstruit pas les acteurs, non par leurs supérieurs hiérarchiques. Mais comment ? Ces gens avaient du courage, de l’énergie, ils passaient du temps à aider, consoler , apaiser…Comment faire émerger une intelligence collective dans ces contextes, un bon sens qui lierait chacun aux autres, qui leur ferait envisager l’incertitude avec envie ?
Non, il n’y avait pas de méthodes. Oui, il y avait des endroits où cela fonctionnait bien mais rien n’était transposable. Comment amener une équipe à créer les conditions du bien-être individuel ? Comment définir un projet de vie bienveillante pour tous et chacun ? A quoi se rattacher ? Comment « foncer » avec le sourire, avec de la gaieté plein le cœur ? Comment arriver au travail avec enthousiasme ? Quels rituels créer pour les pérenniser ? Comment arriver à travailler joyeusement avec un collègue que l’on déteste ?
Serions-nous si impuissants ? N’aurions-nous aucune prise sur notre destin ?
Est-ce que le bien-être au travail ne pouvait devenir une priorité parce qu’elle comportait des risques cachés ? Est-ce que l’on avait peur que des gens heureux acceptent moins bien les contraintes, aient une productivité moindre ? Ou pire, est-ce que chacun le demandait, l’exigeait d’autrui parce qu’il se sentait incapable de le « fabriquer » ? Est-ce que chacun redoutait de s’exposer, de changer pour obtenir ce bien-être ? Est-ce finalement que parce que nos intérêts s’opposent dans un groupe et que nous priorisons nos propres intérêts sur ceux du groupe, que nous ne voulons pas y arriver ?
« Savez-vous, » lui dit la Psy « que dans les EHPAD, les résidents sont très attachés au personnel soignant et les apprécient beaucoup, toutes les études le démontrent… »
« Ah non, » dit Anne « je l’ignorais »…
« Ce que je veux vous dire c’est que tous les efforts que vous accomplissez ne sont pas vains : vos résidents, même les râleurs, se rendent bien compte de tout ce que vous faites pour eux, même si ils ne le disent pas… »
« Je n’y avais pas vraiment pensé » dit Anne.
« D’après ce que vous me dites, vous souhaitez tellement leur apporter le meilleur que vous ne voyez pas que vous leur apportez le très bien, non ? »
« Je pense que l’on pourrait faire mieux… »
« Oui, mais vous ne vous dites jamais que vous faites déjà très bien, n’est-ce pas ? »
« Non, c’est vrai »
« Rendez-vous compte de ce que toute votre équipe fait pour le bien-être des résidents, n’oubliez jamais de vous féliciter, vous êtes la personne la plus importante pour vous-même… » dit alors la Psy.
« Oui » reprit -elle, « ce n’est pas agréable de voir son emploi du temps bousculé mais c’est un arbre, pas une forêt… Vous ne vous rendez pas compte à quel point vous êtes une personne forte, vous êtes exposée à la douleur, à la déprime, à la folie et à la mort tous les jours…Et vous êtes toujours là. Fatiguée certes, on le serait à moins…mais vous êtes là, pour eux, vous faites chaque jour des sacrifices, vous êtes attentive… »
Anne se surprit à rougir.
« Le bien-être de l’équipe au travail » reprit la psy, « c’est un beau projet. Il vous faut vous en emparer, y réfléchir, distribuer les participations… Les gens qui travaillent dans la relation d’aide sont les mieux placés pour réfléchir au bien-être, pas seulement matériel, bien que ce soit important, mais aussi au bien-être mental, trouver ce qui fera que chacune sera attentive aux autres, prête à offrir une gentille phrase, une oreille attentive. Etre bien ensemble est surtout le résultat d’une disposition d’esprit. Cela rend plus combatif pour affronter les défis, cela rend plus optimiste aussi, non ? Qu’en pensez-vous ? »
« Eh bien, je n’avais pas vu les choses comme cela » dit Anne.
« Bien sûr, « répondit la Psy, « nous regardons d’avantage ce qui reste à faire que ce qui a été fait… »
La consultation était terminée. Le psy propose, le client dispose…
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