« Alors ce plan de prévention des risques sociaux ? » Bernard savait que Claude s’était impliqué plus que de coutume. Son propre père s’était donné la mort sur son lieu de travail. « Sur le papier, c’est parfait…Pour le reste… » « Oui, il nous faut accepter l’idée que nous sommes responsables, jusqu’à un certain point, de la santé mentale de nos équipes… » compléta Bernard.
Claude était spécial sur ce point-là. Il n’attendait jamais aucune gratification. Le regard d’un membre de l’équipe, le sourire d’un résident lui convenaient très bien.
« Je ne pourrais jamais lier mon identité professionnelle aux seules remarques que pourraient faire mon N+1. Si je commençais à me doper à la reconnaissance, je me demande si je ne finirais pas par en mourir… »
Bernard savait le sujet douloureux. Mais il était un ami. Et un ami, ça vous doit la vérité.
L’équipe de Claude était importante, plus de 80 ETP. Et des ressources assez limitées… Et Claude ne voulait pas donner cette impression que l’institution n’était pas à la hauteur. Il pensait à juste titre que se victimiser avec l’équipe est le plus sûr moyen d’enrayer la machine.
Il avait donc un style de management plutôt cool, répondait rarement dans l’instant et son équipe avait l’impression que « ça tournait », qu’il n’y avait pas de menaces à venir concernant le futur proche. Il se rendait souvent au PASA. Assis au milieu des résidents, il ne disait rien, se contentant de répliquer les émotions de l’instant. Il dessinait parfois, au milieu d’eux et leur demandait leur avis.
« Je veux qu’ils se sentent le plus possible en sécurité : pour cela je préfère adopter une attitude neutre comme m’asseoir sans parler, sans tenter de me sécuriser en disant avec un grand sourire : - Ah ça va bien Mme Truc aujourd’hui ? - »
Il savait depuis toujours que l’état émotionnel du manager au travail est sa première ressource.
Il n’attendait rien des contacts qui s’opéraient. Il ressentait bien plus qu’il ne comprenait,. Il était à l’aise dans ce mode de communication : s’emplir de l’autre et lui renvoyer approbation ou respect ou affection.
Et cette attitude s’était petit à petit transmise à l’équipe : une sorte de halo de bienveillance entourait tous les actes.
« Une toilette, ça doit être désiré. On doit « vendre » un surcroît de bien-être. Cela doit impérativement être un bon moment, unique, singulier, pour chacun des acteurs. Ils nous abandonnent leur corps et c’est là la plus grande marque de confiance » disait-il.
Et il le faisait, s’entretenant de longues minutes avec le résident ou la résidente qui ne vivait pas ce moment avec plaisir. « Comment faire pour que cette toilette du matin soit toujours un bon moment ? » leur disait-il.
Et il finissait toujours par trouver quelque chose. Quelque chose de particulier, d’unique pour chacun de ses 130 résidents. Il révélait la connivence entre les soignants et les résidents. Parlant des uns aux autres, les faisant se découvrir, il tissait le fil des relations, patiemment, pas à pas. Et finalement, chacun trouvait, un peu grâce à lui, des raisons de se rapprocher. Son modèle de « bienveillance professionnelle » ne pouvait vivre que porté par lui.
Au cours des staff, il parlait peu. Il écoutait, questionnait, reformulait jusqu’à ce que l’interlocuteur fabrique lui-même la réponse adaptée. Et tout le monde avait pris ce pli. Cela devenait un vrai plaisir d’échanger sur chaque cas.
Il posait souvent des questions écrites auxquelles les équipes répondaient anonymement. Cela allait de questions générales : « Qu’est-ce qu’un bon directeur ? » à des questions plus précises : « Comment parler de la mort avec les résidents anxieux » Et l’on finissait toujours par modéliser des réponses dont chacun pouvait s’emparer.
Et pourtant cette question le taraudait : « Et si un jour l’un d’eux venait à commettre l’irréparable, serais-je sûr d’avoir fait ce qu’il faut ? ». Et elle le tarauderait encore, car l’on ne sait jamais répondre à ces questions-là.
C’était sûr, pensa-t-il, : « Nos destinées et nos volontés jouent presque toujours à contretemps *.
Je me dois donc d’exister avec toutes ces tragédies possibles. »
*André Maurois – Climats
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